Le caractère indispensable de fondements méta-éthiques pour la moralité

Le caractère indispensable de fondements méta-éthiques pour la moralité

30 décembre 1997 Non Par Bible & Science Diffusion

Par William Lane Craig

William Lane Craig est professeur de recherche en philosophie à l’école de théologie Talbot à La Mirada, en Californie. Il vit à Atlanta, en Géorgie, avec sa femme Jan et leurs deux adolescents Charity and John. À l’âge de 16 ans, comme junior dans une grande école, il entendit pour la première fois un message sur l’Évangile de Christ et consacra sa vie à Christ. Le Dr Craig a poursuivi ses études au Wheaton College (B.A. 1971) et au Trinity Evangelical Divinity School (M.A. 1974 ; M.A. 1975), à l’Université de Birmingham (Angleterre) (Ph.D. 1977), et à l’Université de Munich (Allemagne) (D.Theol. 1984). De 1980 à 1986, il a enseigné la philosophie des religions à Trinity, pendant le temps où lui et Jan fondèrent leur famille. En 1987, ils ont déménagé à Bruxelles, en Belgique, où le Dr Craig a poursuivi ses recherches à l’Université de Louvain jusqu’en 1994.




Selon que la morale s’inspire du théisme ou du naturalisme, ses fondements présentent un net contraste au niveau de la cohérence. La conception théiste du monde fonde de façon pertinente le postulat de valeurs morales objectives, d’obligations morales et de responsabilité morale. En revanche, le naturalisme est mis en échec dans ces trois instances. Dans la mesure même où nous croyons à l’existence de valeurs morales et de devoirs, nous avons de bonnes raisons de croire à l’existence de Dieu. De plus, la responsabilité morale sert de préalable à une argumentation qui se révélera des plus utiles au développement de la foi en Dieu.

L’être humain est-il capable de bien agir sans Dieu ? De prime abord, la réponse semble si évidente que le seul fait de la poser provoque l’indignation. Car si les chrétiens puisent sans aucun doute en Dieu la force morale et la fermeté leur permettant de vivre une vie meilleure qu’elle ne le serait sans Lui, ce serait cependant faire preuve d’arrogance et d’ignorance que de prétendre que l’absence de croyance en Dieu empêche souvent les gens de mener une vie respectueuse de la morale – d’autant que, quelquefois, à notre grand embarras, leur vie nous rend honteux de la nôtre.

N’allons pas plus loin. Car prétendre que les gens ne peuvent avoir un comportement correct sans croire en Dieu serait certes une preuve d’ignorance et d’arrogance. Mais la question posée était celle-ci : pouvons-nous avoir un comportement moral sans Dieu ? Ce type d’interrogation, en forme de provocation, porte en réalité sur l’objectivité des valeurs morales et se situe donc par-delà l’éthique, au niveau de la méta-éthique. Ces valeurs auxquelles nous attachons une très grande importance et qui orientent nos vies sont-elles de pures conventions semblables à la conduite à droite ou à gauche, expriment-elles simplement nos préférences personnelles comme par exemple notre goût pour tel ou tel mets ? Ou sont-elles au contraire indépendantes de la perception que nous en avons, et dans ce cas, quel en est le fondement ? Ajoutons que si la morale est une pure convention, pourquoi serions-nous contraints de nous y soumettre, surtout si elle est en conflit avec nos intérêts personnels ? Ou bien sommes-nous d’une certaine façon tenus pour moralement responsables de nos décisions et de nos actes ?

Je soutiendrai aujourd’hui que si Dieu existe, l’objectivité des valeurs morales, des obligations morales et de la responsabilité morale est garantie, alors que si Dieu est absent, autrement dit s’Il n’existe pas, la morale n’est rien de plus qu’une convention, donc totalement subjective et non contraignante. Nous pourrions certes ne rien changer à nos façons d’agir, mais leur évaluation en termes de bien ou de mal perdrait toute raison d’être, car si Dieu n’existe pas, il ne peut plus être question de valeurs morales ni d’objectivité. Il s’en suit que sans Dieu nous ne pouvons pas vraiment avoir un comportement juste. Par ailleurs, le fait de croire à l’objectivité des valeurs et des obligations morale donne à la foi en Dieu un soubassement moral.

Considérons maintenant l’hypothèse que Dieu existe. Nous avons établi que l’existence de Dieu induit des valeurs morales à caractère objectif. Cela revient à dire que le bien et le mal peuvent se définir indépendamment de toute croyance personnelle à ce sujet. C’est dire, par exemple, que l’antisémitisme nazi était moralement mauvais, même si les Nazis qui ont perpétré l’holocauste l’ont considéré comme une bonne chose ; et l’antisémitisme resterait mauvais dans le cas où les Nazis auraient gagné la Deuxième Guerre Mondiale et seraient parvenus à exterminer ou à rééduquer tous ceux qui seraient en désaccord avec eux.

Selon la vision théiste du monde, l’objectivité des valeurs morales trouve son ancrage en Dieu. Dieu qui est saint et d’une parfaite bonté est le dispensateur de la norme absolue pour toutes décisions et toutes actions humaines. La nature morale de Dieu est ce que Platon appelait le « Bien ». C’est en Lui que résident les valeurs morales et Il en est la source. De par sa nature Il est en effet aimant, généreux, juste, fidèle, dévoué, etc.

Qui plus est, l’interaction entre la nature morale de Dieu et nous prend la forme de commandements constitutifs de nos obligations morales. Loin d’être arbitraires, ces commandements découlent nécessairement de Sa nature. La tradition judéo-chrétienne relie l’ensemble des obligations morales de l’homme à deux grands commandements : le premier est : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta force, de toute ton âme, de tout ton coeur et de toute ta pensée » et le second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’est à partir de ce substrat, de ce fondement de la morale, que nous pouvons revendiquer le caractère objectif du bien et de ce qui est juste, objectivité assumée dans l’amour, la générosité, l’abnégation, l’équité, et condamner, sur les mêmes bases, le mal et l’injustice illustrés par l’égoïsme, la haine, les abus, les discriminations et l’oppression.

Disons enfin que selon l’hypothèse théiste, Dieu tient toute personne pour moralement responsable de ses actes. Le mal et l’injustice seront punis ; la justice l’emportera. Le triomphe final de Dieu sur le mal est assuré, et nous constaterons à la fin que notre univers n’est pas étranger à la morale. En dépit des injustices de la vie présente, les plateaux de la justice divine s’équilibreront. Nos choix moraux se chargent ainsi d’une signification éternelle. Nous pouvons opérer des choix cohérents contraires à nos propres intérêts et même aller jusqu’à l’extrême sacrifice de soi, en sachant que ces décisions ne sont pas au final dépourvues de sens. Nos vies revêtent au contraire une extrême importance. J’estime donc que le théisme assigne à la morale une base solide.

A cela s’oppose l’hypothèse de l’athéisme. Tout d’abord, si l’hypothèse se vérifie, il n’existe pas de valeurs morales. Et si Dieu n’existe pas, sur quels fondements reposent les valeurs ? Plus précisément, quelle sera la norme applicable aux êtres humains ? Si Dieu n’existe pas, il n’y a pratiquement aucune raison d’attribuer une spécificité à l’être humain, ni de concéder à ses valeurs morales le caractère de vérité objective. D’autre part, pourquoi penser qu’une quelconque obligation morale devrait orienter notre action dans un sens ou un autre? De quelle source autorisée, incarnée ou non, proviennent ces contraintes ? Voici ce qu’écrit Michael Ruse, philosophe des sciences à l’université de Guelph :

L’évolutionniste moderne… estime que les humains possèdent un certain sens de la morale… Car cette conscience a son utilité au plan biologique. La morale est un phénomène d’adaptation biologique au même titre que les mains, les pieds ou les dents… Si on la considère comme un ensemble de postulats afférents à une réalité objective et justifiable dans le cadre de la logique, l’éthique n’est que pure illusion. Je suis sensible à l’affirmation « aime ton prochain comme toi-même » venant de gens qui pensent en référer à ce qui est au-dessus d’eux et les dépasse… Cependant,… cette référence est en réalité infondée. La morale sert d’adjuvant à la survie et à la reproduction… Y voir une signification plus profonde est illusoire…¹

Les pressions socio-biologiques ont fini par développer chez les homo sapiens une sorte de « morale grégaire » dont le fonctionnement adéquat vise à la perpétuation de notre espèce et à la lutte pour la survie. Mais rien dans l’homo sapiens ne permet d’assigner à cette morale le statut de vérité objective.

Il faut ajouter que l’hypothèse athéiste exclut l’éventualité d’un législateur divin. Dans ce cas quelle est la source du devoir moral ? Richard Taylor, éminent spécialiste des questions d’éthique, écrit ceci :

L’époque moderne, tout en répudiant plus ou moins l’idée d’un législateur divin, a pourtant essayé de conserver les notions de bien et de mal, sans se rendre compte qu’en rejetant Dieu, elle a aussi fait disparaître les conditions qui donnaient tout leur sens à ces notions.

De cette façon, même les gens cultivés déclarent parfois que la guerre, l’avortement ou la violation de certains des droits de l’homme sont «moralement mauvais» en s’imaginant avoir exprimé une vérité lourde de sens.

Or les gens cultivés n’ont pas besoin de s’entendre dire qu’il n’y a jamais eu de réponse à ce genre de questions en dehors de la religion. ²

Et de conclure :

Les spécialistes des questions d’éthique, qui débattent allègrement du bien du mal ou des obligations morales, sans aucune référence à la religion, ne font en réalité que battre l’air savamment; leurs discours ne veulent rien dire.³

Il faut éviter à ce stade de s’engager sur de fausses pistes. La question n’est pas : Faut-il croire en Dieu pour vivre conformément à la morale ? Rien ne nous autorise en effet à penser que les athées et les théistes ne sont pas capables de vivre selon les critères reconnus de la respectabilité. La question n’est pas non plus : un code d’éthique serait-il concevable sans aucune référence à Dieu ? Dès lors que l’athée reconnaît aux êtres humains une valeur objective, rien ne permet de penser qu’il est incapable d’élaborer un code d’éthique avec le large assentiment des théistes. Il n’y a pas davantage de pertinence dans celle-ci : pouvons-nous admettre l’existence de valeurs morales objectives sans référence à Dieu ? Le théiste type soutiendra qu’il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour convenir, par exemple qu’il est de notre devoir d’aimer nos enfants. Il faut plutôt ici emboîter le pas au philosophe Paul Kurtz : «La question cruciale à propos des principes moraux et éthiques est celle de leur fondement ontologique. S’ils ne proviennent pas de Dieu, et ne s’ancrent pas davantage dans une certaine transcendance, sont-ils simplement voués à l’éphémère ? » 4

Le rejet de l’existence Dieu semble avoir du même coup supprimé toute raison d’assigner à la morale grégaire (ou de groupe) développée par l’homo sapiens le statut de vérité objective. Après tout, en quoi consiste la spécificité des êtres humains ? Ils ne sont guère plus que des accidents de la nature, des produits dérivés qui ont récemment évolué à partir d’un grain de poussière infinitésimal perdu dans un univers hostile, sans conscience, et qui sont voués à disparaître individuellement et collectivement dans un laps de temps assez court. Certains actes, tel par exemple l’inceste, peuvent, en raison de leurs désavantages au plan biologique ou social, être devenus tabou au cours de l’évolution humaine ; mais, dans la conception athéiste, l’homme ne saurait s’en offusquer. Si, selon les déclarations de Kurtz, « Les principes moraux qui nous régissent s’enracinent dans l’habitude et la coutume, l’affect et la mode »5 alors le non-conformiste qui choisit de défier la morale grégaire ne fait rien de plus grave que d’agir à contre-courant de la tendance en vogue.

L’absence de valeur objective des êtres humains dans la conception naturaliste du monde est mise en relief par deux de ses orientations : le matérialisme et le déterminisme. Les naturalistes incarnent le matérialisme ou physicisme, qui assimile l’homme à une structure purement animale. Mais si l’être humain est dépourvu de tout aspect immatériel (appelez cela esprit, âme ou autre), il ne se démarque pas qualitativement des autres espèces animales. Dans cette perspective le fait d’admettre l’objectivité de la morale équivaut à tomber dans le piège du particularisme d’espèce. Dans une anthropologie de type matérialiste rien ne permet de postuler que les humains ont plus de valeur que les rats. En deuxième lieu, si la pensée est partie intégrante du cerveau, toute la configuration du mental et les actes qui en découlent sont déterminés par les incitations de nos cinq sens et par notre structure génétique. Il n’existe pas de statut de la personne ni donc d’agent libre de ses décisions et de ses actes. Mais sans liberté, aucun de nos choix ne possède de signification morale. Ceux-ci s’apparentent aux mouvements saccadés d’une marionnette, mue par les ficelles d’un mécanisme sensoriel combiné à une structure physique. Mais quelle est la valeur morale d’une marionnette ou de ses gestes ?

Si le naturalisme s’avère, cela conduit à l’impossibilité de condamner la guerre, l’oppression, ou les crimes comme expressions du mal. Il en va de même de la reconnaissance de la fraternité, de l’équité ou de l’amour en tant qu’expressions du bien. Peu importe le choix des valeurs—puisque ni le vrai ni le faux, le bien pas plus que le mal n’ont droit de cité. Cela signifie par exemple que toute l’horreur de l’Holocauste est moralement indifférenciée. Libre à vous de penser que c’était mal, mais votre opinion ne vaut pas plus que l’opinion contraire du criminel de guerre nazi. Dans son livre « Morality after Auschwitz » Peter Haas demande comment une société tout entière a pu participer volontairement à une planification étatique de la torture et du génocide pendant plus d’une décennie sans rencontrer de véritable opposition. Il l’explique ainsi :

Loin de mépriser l’éthique, les auteurs de ces actes agissaient en stricte conformité avec une législation morale stipulant que, si difficile et désagréable qu’ait été la tâche, l’extermination en masse des juifs et des gitans était entièrement justifiée… La prolongation de l’Holocauste a été rendue possible du seul fait que la nouvelle éthique ne définissait pas l’arrestation et la déportation des juifs comme un mal mais à l’inverse comme une opération acceptable et même bénéfique.

Haas souligne également que la cohérence et la logique interne de l’éthique nazi empêchaient de la discréditer de l’intérieur. Seule une transcendance apte à faire pièce au relativisme des moeurs socio-culturelles aurait permis la mise en oeuvre de ce genre de critique. Mais en l’absence de Dieu cette position d’autorité fait justement défaut. Un rabbi prisonnier au camp d’Auschwitz a dit que tout portait à croire à une sorte d’inversion des Dix Commandements : tu tueras, tu mentiras, tu voleras. Jamais l’humanité n’a été confrontée à un tel enfer. Pourtant, si la vérité s’incarne dans le naturalisme, notre monde est au sens le plus absolu celui d’Auschwitz. Il n’y a dans ce cas ni bien ni mal, ni vrai ni faux. Les valeurs morales marquées au coin de l’objectivité sont nulles et non avenues.

Ajoutons que l’athéisme une fois avéré nous dispense de toute responsabilité à l’égard de nos actes. A supposer même que le naturalisme implique des valeurs et des obligations morales, l’absence de responsabilité morale leur ôterait toute pertinence; car si la vie s’achève au tombeau, vivre à la manière d’un saint ou à la manière de Staline revient au même. Ou pour reprendre les termes du romancier russe Fiodor Dostoïevski : « S’il n’y pas d’immortalité, tout est permis » 7

Les tortionnaires commandités par l’Etat Soviétique ne le savaient que trop bien. Richard Wurbrand dit par exemple : « Le niveau de cruauté de l’athéisme est difficile à imaginer quand l’homme ne croit pas que le bien a sa récompense et le mal son châtiment. Toute raison d’agir humainement disparaît. Plus rien ne retient les profonds remous du mal présent dans l’âme humaine. Les tortionnaires communistes disaient souvent : « Il n’y a ni Dieu, ni Au-delà, ni rétribution pour le mal. Nous pouvons agir à notre guise ». J’ai même entendu l’un d’entre eux dire : « Je remercie Dieu en qui je ne crois pas, d’avoir vécu jusqu’à cette heure pour pouvoir donner libre cours à tout le mal qui est en moi ». Sa liberté prenait la forme d’une incroyable brutalité et des tortures infligées aux prisonniers. 8

Etant donnée la finalité de la mort, votre style de vie importe peu. Que dire alors à celui qui partant de là s’autorise à vivre selon son bon plaisir, attentif à ses seuls intérêts personnels ? La perspective est plutôt sombre pour un spécialiste athée de l’éthique tel Kai Nielsen, de l’université de Calgary dont nous citons ici les propos :

Nous n’avons pas pu démontrer que la raison exige une réflexion d’ordre moral, ni que tous les êtres vraiment rationnels ne devraient être ni des égoïstes ni des adeptes de l’amoralisme traditionnel. Car la raison ici n’est pas habilitée à décider. La situation telle que je vous l’ai dépeinte n’a rien d’agréable. Y réfléchir me déprime… Les implications toutes pratiques de la raison, même avec une bonne connaissance des faits, ne vous amèneront pas à la moralité.9

Quelqu’un dira peut-être qu’il y va de notre plus grand intérêt d’adopter un style de vie moral. Mais ce n’est pas toujours vrai : nous connaissons des situations où l’intérêt personnel défie ouvertement la morale. De plus, celui qui détient assez de pouvoir, tel Ferdinand Marcos ou un Papa doc Duvalier, ou même Donald Trump, peut tranquillement ignorer la voix de la conscience pour se complaire en lui-même. L’historien Stewart C. Easton le résume assez bien : « l’être humain n’a objectivement aucune raison de respecter la morale, sauf s’il est payé de retour dans son rapport à la société, ou si cela le gratifie du sentiment d’être quelqu’un de bien. L’être humain n’a aucune raison objective, quand il agit, de ne pas rechercher uniquement son propre plaisir. » 10

La vision naturaliste du monde rend particulièrement inepte le sacrifice de soi. Pourquoi sacrifier son propre intérêt et surtout sa vie à autrui ? Selon cette conception il n’est rien qui vaille vraiment la peine d’adopter une ligne de conduite impliquant le renoncement à soi. Dans la perspective socio-biologique, ce comportement altruiste s’inscrit simplement dans le développement de l’espèce, conditionné de manière à favoriser sa perpétuation. Une mère qui se précipite dans une maison en flammes pour sauver ses enfants ou un soldat qui se jette sur une grenade à main pour sauver la vie de ses camarades n’ont pas plus d’importance ou de mérite, moralement parlant, qu’une fourmi ouvrière qui se sacrifie pour sauver la fourmilière. Le sens commun nous impose de résister autant que possible aux pressions socio-biologiques favorables à l’autodestruction et nous déterminer plutôt au mieux de notre propre intérêt. Le philosophe des religions John Hick nous invite à nous représenter une fourmi soudain dotée de la perspicacité constitutive de la socio-biologie et de la liberté de prendre des décisions personnelles. Il écrit :

Supposons que la fourmi soit appelée à s’immoler pour le bien de la fourmilière. Elle ressent toute la force de l’instinct qui la pousse vers cette autodestruction. Mais elle se demande aussi ce qui pourrait la contraindre à exécuter volontairement… le plan suicidaire que lui suggère l’instinct. Pourquoi attacherait-elle plus d’importance à l’avenir de millions d’autres fourmis qu’à la continuité de sa propre existence ?…Puisqu’elle n’a d’identité et ne possède en tout et pour tout que l’aujourd’hui de sa propre existence, et dans la mesure où elle sera libérée de la puissance aveugle de l’instinct, elle optera sûrement pour la vie—sa propre vie. 11

Dans ce cas, pourquoi notre choix serait-il différent ? La vie passe trop vite pour la mettre en danger par un comportement inspiré d’autre chose que de l’intérêt propre. Se sacrifier pour un autre est tout simplement inepte. Ainsi l’absence de responsabilité morale qui marque la philosophie naturaliste réduit-elle toute éthique de la compassion et du sacrifice de soi à une pure abstraction. R.Z. Friedman, philosophe à l’université de Toronto, peut alors conclure : « Sans la religion, la cohérence de l’éthique de la compassion ne dispose d’aucune base solide et permanente. Les principes du respect de la personne et de la survie du plus apte s’excluent mutuellement. » 12

En conséquence, notre perception de la morale change radicalement selon que Dieu existe, ou non. S’Il existe, elle dispose d’un fondement solide. S’Il n’existe pas, nous sommes en dernier ressort, comme Nietzsche l’a bien vu, rejetés dans le nihilisme.

Mais il ne s’agira pas nécessairement d’un choix arbitraire. Les considérations qui ont nourri ce débat peuvent tout au contraire servir à justifier moralement l’existence de Dieu.

Par exemple, si nous croyons vraiment à l’existence de valeurs morales objectives, l’existence de Dieu s’imposera à son tour comme un aboutissement logique. Et n’est-il pas évident que les valeurs morales sont une réalité objective? Il n’y a pas plus de raisons de nier cette réalité qu’il n’y en a de nier celle du monde matériel. L’argumentation de Ruse offre au pire un exemple type du sophisme génétique[1], et prouve au mieux que notre perception subjective de l’objectivité des valeurs morales a évolué. Mais si les valeurs morales ont été progressivement découvertes (et non inventées), notre appréhension lente et imparfaite de ces valeurs ne porte pas plus atteinte à leur réalité objective que notre compréhension limitée du monde matériel ne nuit à son objectivité. Le fait est que nous sommes capables d’une vraie saisie des valeurs morales et en avons tous conscience. Des actes comme le viol, la torture, la pédophilie et la brutalité ne décrivent pas simplement un comportement inacceptable au plan social—ce sont des abominations de type moral. Et comme Ruse le dit lui-même : « dire que le viol des petits enfant est moralement acceptable témoigne de la même erreur que dire 2+2 = 5 »13 Ces propos s’appliquent en un jeu de miroirs à l’amour, la générosité, l’équité, et le sacrifice de soi, tous descriptifs d’un bon comportement. L’incapacité d’admettre cela révèle une déficience morale, et rien ne justifie de laisser cette conception des choses mettre en cause ce qui nous apparaît clairement. Il s’avère ainsi que l’existence de valeurs morales objectives permet de démontrer l’existence de Dieu.

La réflexion sur la nature de l’obligation morale nous en donne un nouvel exemple. Quels critères avons-nous pour juger une action bonne ou mauvaise ? Qui nous impose ce genre d’obligations ? Quelle est leur origine ? Comment expliquer qu’il faut faire, ou ne pas faire telle ou telle chose ? D’où provient ce « il faut » ? Selon la morale traditionnelle les devoirs référaient aux commandements de Dieu. Mais si nous nions l’existence de Dieu, il devient très difficile de donner un sens au devoir moral, de définir le bien et le mal, comme l’explique Richard Taylor :

Un devoir s’assimile par définition à une dette… Mais une dette évoque toujours un ou plusieurs créanciers. Il ne peut exister de devoir isolé… La notion de devoir en politique ou en Droit est assez claire… De même, l’idée d’une obligation plus haute que l’on nomme obligation morale apparaît tout aussi clairement, à condition de référer implicitement à un législateur supérieur… à ceux des autorités officielles. En d’autres termes, nos obligations morales peuvent… être implicitement reconnues comme celles-­là même que Dieu impose. Voilà ce qui explique le caractère plus contraignant de nos obligations morales en comparaison de nos devoirs de citoyens… Mais que se passe-t-il quand ce législateur supra humain cesse d’être pris en compte? Le concept d’obligation morale … a-t-il encore un sens ?…Une fois évacué le concept de Dieu, la notion d’obligation morale cesse d’être intelligible. Les mots demeurent, mais vidés de leur sens. 14

Il en résulte que l’existence de Dieu entre dans un rapport essentiel avec la notion de bien et de mal et avec les obligations morales. Des obligations qui n’ont rien d’optionnel. Lors d’une récente conférence dans une Université canadienne, j’ai remarqué une affiche apposée par le Centre d’Information sur les Agressions Sexuelles et ainsi libellée : « Agression Sexuelle : Personne n’a le Droit d’abuser d’un Enfant, d’une Femme ou d’un Homme ». La plupart d’entre nous admettent cela comme une évidence. Mais pour un athée le droit d’une personne à ne pas être victime d’abus sexuels n’a strictement aucun sens. A la question de l’origine de l’obligation morale la meilleure réponse réside en effet dans l’accord ou le désaccord avec la volonté ou les commandements d’un Dieu saint, dont l’amour est l’apanage.

Voyons enfin le problème de la responsabilité morale. Celle-ci constitue un argument de poids qui met concrètement en jeu la foi en Dieu. Selon William James, les arguments de ce type ne peuvent être employés qu’à défaut de pouvoir régler un problème urgent et important sur le plan pratique. Il semble pourtant qu’ils ont aussi leur utilité pour faire admettre les conclusions d’une argumentation théorique bien fondée. Et dans ce cas, ne pas croire à l’existence de Dieu et à la responsabilité morale aurait un effet extrêmement démoralisant, car il faudrait admettre que nos choix moraux n’ont aucun sens in fine, puisque nos actions n’influenceront en rien le cours des choses. Ce mot « dé-moralisation » s’applique ici à une motivation morale en voie de dégradation. Il est difficile de bien agir lorsque cela implique de sacrifier ses propres intérêts, ou de résister à la tentation de mal faire quand l’incitation est forte ; et de plus l’idée qu’en définitive vos décisions et vos actes n’ont aucune incidence peut aisément saper le moral le plus solide, jusqu’à porter atteinte à vos principes moraux. Comme Robert Adams le fait remarquer : « S’il faut accepter pour vraisemblable que le cours de l’histoire est dans l’ensemble plutôt négatif, nonobstant le comportement de chacun, cela créera à l’égard de la morale un certain cynisme et un sentiment de futilité qui détruiront les bonnes résolutions et l’intérêt personnel porté d’ordinaire aux valeurs morales » 15 En revanche, rien n’est plus apte à fortifier les principes moraux que, d’une part, la certitude que nous sommes responsables de nos actes, et d’autre part l’idée que nos choix font vraiment pencher la balance du bon côté. Le théisme se révèle ainsi moralement avantageux, ce qui, en l’absence de tout argument établissant l’avantage de l’athéisme en la matière, donne des raisons concrètes de croire en Dieu ainsi qu’un motif pour accepter les conclusions des deux postulats défendus précédemment.

En résumé, il semble que la morale appelle vraiment à des présupposés méta-éthiques à caractère théologique. Si Dieu n’existe pas, il est plausible de penser qu’il n’y a pas de valeurs morales objectives, ni d’obligations morales, ni de responsabilité eu égard à nos modes de vie ou nos actes. Ce genre de monde avec sa morale neutre a de quoi faire frémir. Mais si à l’inverse, nous croyons, comme il semble raisonnable de le faire, que les valeurs et les devoirs moraux sont partie prenante de la réalité, nous possédons de bonnes raisons de croire à l’existence de Dieu. Par ailleurs, les effets moralement revigorants de la croyance à la responsabilité morale sont de nature à motiver puissamment l’adhésion au théisme. Il s’avère donc qu’un comportement vraiment bon est impossible sans Dieu ; et la possibilité même, dans une certaine mesure du moins, de bien se comporter, induit nécessairement l’existence de Dieu.

Notes

1 Michael Ruse, “Evolutionary Theory and Christian Ethics,” in The Darwinian Paradigm (London: Routledge, 1989), pp. 262, 268-9.

2 Richard Taylor, Ethics, Faith, and Reason (Englewood Cliffs, N.J.: Prentice-Hall, 1985), pp. 2-3.

3 Ibid., p. 7.

4 Paul Kurtz, Forbidden Fruit (Buffalo, N.Y.: Prometheus Books, 1988) p. 65.

5 Ibid., p. 73.

6 Critical notice of Peter Haas, Morality after Auschwitz: The Radical Challenge of the Nazi Ethic (Philadelphia: Fortress Press, 1988), by R. L.Rubenstein, Journal of the Americn Academy of Religion 60 (1992): 158.

7 Fyodor Dostoyevsky, The Brothers Karamazov, trans. C. Garnett (New York: Signet Classics, 1957), bk. II, chap. 6; bk. V, chap. 4; bk. XI, chap. 8.

8 Richard Wurmbrand, Tortured for Christ (London: Hodder & Stoughton, 1967), p. 34.

9 Kai Nielsen, “Why Should I Be Moral?” American Philosophical Quarterly 21 (1984): 90.

10 Stewart C. Easton, The Western Heritage, 2d ed. (New York: Holt, Rinehart, & Winston, 1966), p. 878.

11 John Hick, Arguments for the Existence of God (New York: Herder & Herder, 1971), p. 63.

12 R. Z. Friedman, “Does the ‘Death of God’ Really Matter?” International Philosophical Quarterly 23 (1983): 322.

13 Michael Ruse, Darwinism Defended (London: Addison-Wesley, 1982), p. 275.

14 Taylor, Ethics, Faith, and Reason, pp. 83-4.

15 Robert Merrihew Adams, “Moral Arguments for Theistic Belief,” in Rationality and Religious Belief, ed. C. F. Delaney (Notre Dame, Ind.: University of Notre dame Press, 1979), p. 127.

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Source : “The Indispensability of Theological Meta-ethical Foundations for Morality.” Foundations 5 (1997): 9-12.

http://www.leaderu.com/offices/billcraig/docs/meta-eth.html


[1] NdT. Faux raisonnement tentant d’invalider une position, non pas en raison de son contenu, mais de son origine.